Sur l'île des monagres, Tixu avait peu à peu perdu toute notion du temps. Il aurait été désormais incapable d'évaluer le nombre de jours et de nuits écoulés depuis le départ de Kwen Daël...
Comme il l'avait pressenti et annoncé au pêcheur lorsqu'ils s'étaient éloignés du monastère, un monagre géant les avait rejoints au large. Le cétacé s'était dressé de toute sa formidable hauteur devant la bulle océane et s'était laissé glisser avec une lenteur majestueuse dans les vagues. Malgré les paroles rassurantes de l'Orangien, Kwen Daël n'avait pu dissimuler sa frayeur à la vue du monstre.
« Suivez-le ! » avait ordonné Tixu.
L'aquasphère s'était donc docilement calée dans le sillage du mammifère marin et l'avait suivi à la manière d'un antique train sur ses rails. Il ne leur avait fallu que deux jours et deux nuits pour arriver en vue de l'île, dont les contours déchiquetés avaient soudain transpercé la cape de brume qui habillait l'océan des Fées d'Albar.
La frayeur de Kwen Daël s'était transformée en épouvante puis en panique à mesure que l'embarcation s'était approchée des hauts récifs affûtés qui protégeaient l'île : un véritable troupeau de monagres peuplait la plage principale, un large croissant de sable gris sur lequel ils se tenaient parfaitement immobiles comme de gigantesques navires échoués. Certains d'entre eux, ayant décelé la présence des minuscules visiteurs, avaient rampé sur le sable et s'étaient immergés dans les flots pour venir frôler la frêle embarcation de leurs flancs noirs et de leurs redoutables cornes. Kwen Daël avait cru qu'ils allaient mettre en pièces l'aquasphère. Il avait tremblé de tous ses membres et invoqué le secours des fées d'Albar.
Tixu n'avait, quant à lui, éprouvé aucune craints. Peut-être était-ce dû à son long séjour sur le dos de l'un d'eux, ou encore à son expérience avec les grands lézards des fleuves de Deux-Saisons, mais ni la taille ni l'aspect monstrueux des monagres ne l'avaient inquiété. L'alarmait davantage l'état de santé d'Aphykit dont les râles sifflants, les gémissements et la pâleur n'avaient cessé de le préoccuper tout au long de ces deux interminables journées. Elle était restée couchée en chien de fusil sur le plancher mobile, s'était recroquevillée et avait détourné la tête dès qu'il avait tenté de lui faire ingurgiter un peu de nourriture ou quelques gouttes de boisson chaude et sucrée...
Maîtrisant à grand-peine son tremblement nerveux, le pêcheur selpidien parvient à se frayer un passage entre les échines et les queues dont les souples ondulations génèrent autant de remous qu'une forte tempête. Bien que les nageoires translucides, déployées comme des voiles gonflées par le vent, provoquent quelques brutales embardées, Kwen Daël évite de s'empaler sur les cornes menaçantes ou de venir heurter les bouches hideuses qui bâillent sur les multiples rangées de dents coniques, et il achemine adroitement sa bulle océane jusqu'à ce que l'étrave se plante dans le sable fin. Une envolée bruissante de mouettes jaunes et criardes salue leur échouage.
Hors de l'eau, les monagres sont encore plus impressionnants : les plus petits mesurent une dizaine de mètres de la tête à la queue, la taille des plus grands varie de trente à quarante mètres. Leurs masses noires et luisantes semblent capter toute la lumière diurne et l'empêcher de parvenir jusqu'au sable de la plage. Leurs lentes et maladroites reptations labourent le rivage et creusent des sillons aussi larges et profonds que des cratères provoqués par une chute de météores.
« Nous sommes dans le pays des agrès ! Nous sommes perdus ! balbutie Kwen Daël.
— Mais non ! rétorque Tixu. Ils sont amicaux. Sinon, croyez-vous qu'ils nous auraient permis de pénétrer sur leur territoire ? Aidez-moi plutôt à sortir Aphykit... »
Portant la jeune femme et le conteneur étanche des vivres, ils s'extraient de la coque transparente, avec lenteur pour ne pas effaroucher les monstres curieux, et gagnent prudemment le sommet d'une dune herbeuse qui surplombe la plage. Tixu remarque que le monagre qui les a guidés et qui figure parmi les plus grands du troupeau le suit à quelques pas. Son énorme gueule allongée et baveuse avance au ras du sable. Une certitude frappe alors l'esprit de l'Orangien : c'est ce même monagre qui l'a recueilli lors de son naufrage et qui l'a transporté sur son immense échine.
L'île est principalement constituée de rochers découpés, torturés, sculptés par les ciseaux du vent et les lames de l'océan. La végétation y est pratiquement inexistante, si ce n'est, comme sur le continent selpidien, une herbe jaunie, racornie, qui pousse chichement sur les bandes de terre sablonneuse. L'île, environnée d'une épaisse chape de brume, n'est guère étendue. Du sommet de la dune où ils se sont réfugiés, ils aperçoivent l'océan de tous les côtés à la fois. Pendant toute une partie de la journée, ils observent, fascinés, les mouvements des monagres qui, de temps à autre, glissent sur le sable, s'avancent jusqu'aux premières vagues et s'en vont faire une longue promenade au large. Les plus petits, les plus jeunes, se livrent à d'incessants jeux nautiques.
Aphykit, recroquevillée dans un creux de la dune, semble bien mal en point. Des commissures de ses lèvres s'écoulent des filets de salive rosie de sang.
« Qu'allez-vous faire d'elle ? demande le pêcheur.
— Je n'en sais rien », répond Tixu en haussant les épaules.
Visiblement, une idée trotte dans la tête de Kwen Daël.
« Il ne nous reste presque plus de vivres, dit-il. Les provisions sont pratiquement épuisées. Si je... »
Tixu comprend que le Selpidien cherche un prétexte pour fuir au plus vite cette terre qui réveille en lui d'obscures terreurs inconscientes. Kwen Daël n'est plus tout à fait certain de faire encore partie du monde des vivants.
« J'ai tout mon matériel... Si j'allais pêcher, je pourrais reconstituer les réserves... Y voyez-vous un inconvénient, Bilo ? »
Tixu pense qu'il ne servirait à rien de retenir son compagnon contre son gré.
« Non, c'est une bonne idée. Combien de temps vous faut-il ? »
Les yeux mauves sont traversés d'une lueur de soulagement.
« Quelques jours... Trois, quatre au plus... Je vous laisserai les vivres restants. En mer, je n'en aurai pas besoin.
— Faites bien attention, Kwen. Ne vous approchez surtout pas de Houhatte. Si les Scaythes inquisiteurs détectent votre présence, ils sauront où nous nous sommes cachés...
— Soyez sans crainte ! Je resterai au large ! »
Kwen Daël se hâte de murmurer un bref adieu, de dévaler la pente de la dune, de contourner, avec un luxe inouï de précautions, les masses noires des monagres allongés sur la plage. Puis il entre dans l'eau jusqu'à mi-cuisse, s'engouffre dans l'aquasphère, met le moteur en route et s'éloigne de l'île en traçant un large arc de cercle pour ne pas se trouver nez à nez avec un mammifère marin revenant de promenade. La brume, teintée de l'encre diluée du crépuscule, absorbe progressivement la bulle océane.
Tixu passe donc sa première nuit sur l'île seul avec Aphykit, tous les deux frileusement enroulés dans de chaudes couvertures de laine qu'il a découvertes dans le conteneur étanche laissé par le pêcheur. Il éprouve des difficultés à trouver le sommeil entre les piaillements des mouettes jaunes et les cris rauques des monagres dont les nuits sont passablement agitées. Un moment même, le raffut devient insupportable. Tixu se lève et assiste à un combat féroce entre deux cétacés qui se précipitent frénétiquement l'un contre l'autre de tout leur poids, cornes en avant. L'île entière vibre, tremble sous les chocs de ces coups de boutoir, comme si elle était sur le point de s'abîmer à tout jamais dans les abysses de l'océan des Fées d'Albar.
La clarté diffuse de l'aube le surprend avec une terrible migraine et un coriace mal de dos. Une fraîche rosée s'est déposée sur les couvertures, les imprégnant d'une humidité poisseuse.
Il regarde Aphykit et croit d'abord qu'elle n'a pas survécu à la nuit. Elle ne bouge plus, et cette fixité, ajoutée à la pâleur cireuse, morbide de son visage ainsi qu'aux cernes profonds et violacés qui soulignent ses yeux clos, lui donne l'impression que la vie a déserté son corps. Le sang se glace dans les veines de Tixu. Il se penche sur elle et colle son oreille sur la poitrine de la jeune femme. Le cœur bat toujours, mais très faiblement, le pouls est irrégulier, chaotique. Il la recouvre alors de sa propre couverture, c'est l'unique soin dérisoire qu'il est en mesure de lui prodiguer. Un sentiment d'impuissance rageuse, de révolte, l'envahit. Ne l'a-t-il retirée du monastère que pour être le témoin de sa lente agonie sur cette île déserte, abandonnée des dieux ?
Il s'assoit au sommet de la dune qui domine la grande plage où les monagres, mollement allongés, se remettent de leurs frasques nocturnes. L'aube troue par endroits le ciel brumeux, la lumière blanche tombe en colonnes inégales sur les flots assoupis. Une paix radieuse règne sur l'île.
Machinalement, il ferme les yeux et s'imprègne avec volupté de cette atmosphère magique. La subtile vibration de l'antra l'entraîne jusqu'au cœur du silence intérieur et permet à son âme de se fondre dans l'harmonie de ce paysage isolé, coupé de l'univers. Il se dissout dans la sérénité de l'environnement et les flammes douloureuses de sa colère et de sa frustration se réduisent peu à peu en cendres froides. Du silence s'élève une petite voix, la voix à la fois claire et diffuse de l'intuition. Elle lui suggère qu'il trouvera un remède à la maladie d'Aphykit en observant les monagres. Une suggestion saugrenue, invraisemblable ! Comment ces animaux préhistoriques réussiraient-ils là où a échoué le chevalier de guérison du monastère ?... Il ne la rejette pas cependant — il n'est pas en position de rejeter quoi que ce soit — et toute la journée il s'escrime à surveiller les grands cétacés. Il se demande si cette idée n'est pas le fruit d'un simple rêve ou d'un désir inconscient. Les monagres se nourrissent principalement d'algues brunes et visqueuses qu'ils vont chercher dans l'océan, qu'ils coincent entre leurs innombrables dents dont ils se servent comme des mailles resserrées d'un filet et qu'ils entassent sur le sable avant de les engloutir en quelques secondes. Cette activité leur prend la majeure partie de leur temps.
Tixu se tourne souvent vers Aphykit. Il craint à tout moment que la flamme ténue, fragile, de sa vie ne s'éteigne définitivement. Elle ne veut toujours rien avaler, refuse obstinément de desserrer les lèvres.
Ce n'est qu'à la tombée de la nuit qu'il remarque le curieux manège d'un grand monagre, celui que, pour la deuxième fois, il croit identifier comme son sauveur : il est affairé à rassembler une grande quantité d'algues d'un vert émeraude translucide au pied de la dune où ils sont réfugiés. Il plonge sans relâche dans les vagues, s'échoue sur le sable et pousse de son énorme gueule les plantes marines jusqu'à constituer un monticule de taille respectable. Puis il fixe Tixu de ses six yeux ronds et blancs, émet des cris sourds et plaintifs et fouette le sol de sa gigantesque queue comme s'il cherchait à lui faire comprendre quelque chose.
Une étincelle jaillit dans l'esprit de l'Orangien. Il dévale le flanc de la colline de sable, s'approche de l'amas vert et luisant et s'empare d'une poignée d'algues, surmontant son aversion pour leur contact gluant. Le monagre n'a rien perdu de la manœuvre. Les cris qu'il pousse ressemblent maintenant à des cris de joie.
Muni de son butin, Tixu escalade les récifs les plus proches et, à l'aide d'un galet pointu, pilon improvisé, s'efforce d'écraser les algues en utilisant une excavation rocheuse comme mortier. Il obtient une bouillie épaisse qu'il transvase soigneusement dans l'un des récipients à vivres laissés par Kwen Daël. Puis, le cœur battant, l'espoir chevillé au corps, il présente l'étrange remède à la jeune femme. Cette fois, elle ne regimbe pas : sa bouche s'entrouvre docilement et accepte la peu ragoûtante pitance.
Les jours suivants, Tixu administre le singulier médicament avec d'autant plus de zèle qu'il constate une rapide et nette amélioration de l'état de santé de la jeune femme. Il a épuisé la réserve de provisions et s'est également résolu à se nourrir des algues grossièrement pilées que le grand monagre, imperturbable, continue de lui fournir quotidiennement. Le reste du temps, tout en veillant sur Aphykit, il se familiarise avec les autres cétacés. Il parvient à les reconnaître, à les différencier. Il leur donne des noms inspirés de leurs principales caractéristiques physiologiques. Ainsi, tant il lui rappelle irrésistiblement l'ima sadumba de Deux-Saisons dont il possède la même noblesse d'attitude, la même connaissance instinctive et profonde de son environnement, il baptise « Kacho Marum » son ravitailleur en algues qui, chaque matin, fend la brume épaisse et surgit ruisselant des flots pour déposer son petit tas vert au pied de la dune.
Lorsque Aphykit, bien abritée derrière un repli de la dune, s'endort, l'Orangien se promène au milieu des géants de l'océan. Parfois, il flatte la peau tendre des plus jeunes, « Double Corne », « Petit-gris » ou encore « Stanislav », et de longs frissons de plaisir parcourent les flancs arrondis et lisses. Chaque fois qu'il s'approche d'eux, les monagres restent immobiles, comme s'ils craignaient que Te moindre de leurs mouvements ne s'avère dangereux pour leur minuscule ami.
Les algues, à la saveur amère desquelles il a fini par s'habituer, lui procurent vigueur et énergie. Quelques heures de sommeil lui suffisent dorénavant pour se réveiller en pleine forme.
L'aube le trouve assis sur un rocher, face à l'océan, en compagnie de l'antra, immergé dans le silence de son âme au milieu des taches claires des mouettes jaunes assoupies. L'air saturé d'iode entre à flots dans ses poumons...
Ce matin-là, tandis qu'une clarté incertaine nimbait la brume d'une auréole argentine, il revécut sa naissance avec une douloureuse intensité. Ce lancinant passage de la tiédeur du ventre maternel à la froidure d'un monde inconnu, cet éclaboussement brutal et agressif de lumière crue, blessant pour les yeux fragiles accoutumés à la pénombre humide, ces cris, cette recherche du souffle, cette atroce sensation de rupture du cordon qui le reliait à l'éternité. Il sortit de cette vision en sueur, haletant, au bord de la crise de nerfs, envahi d'un sentiment de souffrance et de libération. Le hurlement d'effroi qu'il poussa sans s'en rendre compte provoqua un début de panique chez les mouettes jaunes qui flânaient dans les parages.
Les matins suivants se succédèrent d'autres images, d'autres visions. Elles provenaient de mondes inconnus, de civilisations révolues, d'ères lointaines et enfuies dont il lui semblait avoir été d'une manière ou d'une autre le témoin. C'était comme des souvenirs d'autres existences, d'autres expériences qui avaient contribué à façonner l'actuel Tixu et qui expliquaient certaines de ses réactions du temps présent, comme des racines dont les ramifications complexes se seraient développées dans les couches insondables de son inconscient.
La santé d'Âphykit s'améliorait de façon spectaculaire. Son teint avait perdu sa pâleur, ses cernes violacés s'étaient effacés et ses yeux avaient recouvré leur éclat chatoyant. Elle ne rechignait jamais à ingurgiter ses rations quotidiennes d'algues que Tixu écrasait au préalable avec son galet. Progressivement, elle put se lever et esquisser quelques pas vacillants en haut de la dune.
En revanche, parallèlement à l'heureuse évolution de sa maladie elle faisait preuve à l'encontre de l'Orangien d'une froideur, d'un dédain qui semblaient s'accentuer au fur et à mesure qu'elle se rétablissait. Souvent, lorsqu'il revenait des longues méditations solitaires qu'il effectuait sur les hauts récifs surplombant les criques, il la retrouvait assise, la couverture sur les épaules, en train de mâcher farouchement une branche d'algue. Il avait l'impression de déceler de vives lueurs de courroux dans les yeux brillants qui le fixaient alors. Lui reprochait-elle de l'avoir enlevée contre son gré, au monastère, et de l'avoir emmenée sur cette île perdue gardée par des monstres hideux, avec pour toute nourriture ces algues à l'âpre saveur ?
Un soir, alors qu'il s'apprêtait à s'enrouler dans sa couverture, elle s'éloigna de lui de son allure encore vacillante pour aller se réfugier dans une excavation rocheuse distante de la dune d'une centaine de mètres. Elle se dirigea droit sur la bouche sombre qui bâillait sur un pan de falaise comme s'il y avait déjà un bon moment qu'elle avait repéré cet abri. Il l'y rejoignit au petit matin après avoir passé une bonne partie de la nuit à s'interroger sur la conduite à suivre. Lorsqu'il entra dans la grotte, elle était adossée à la paroi rugueuse et semblait perdue dans ses pensées. Dès qu'elle l'aperçut, elle se redressa aussi vivement qu'un serpent siffleur devant l'intrus violant son territoire. Vêtue de sa seule blouse bleue lacérée çà et là, avec sa longue chevelure qui flottait sur ses épaules et dont les reflets d'or étincelaient au gré des légers souffles d'air, elle était l'image même de la beauté sauvage, naturelle.
« Je viens voir si tout va bien », dit-il en restant sur ses gardes. Les ongles de la jeune femme plantés dans sa peau lui avaient laissé un souvenir cuisant.
« Ne vous souciez pas de moi ! » répondit-elle d'une voix traînante, affaiblie.
C'était pratiquement la première fois qu'il l'entendait prononcer des paroles cohérentes depuis leur entrevue dans son agence de Deux-Saisons. Malgré l'accueil de la jeune femme, il ne put s'empêcher, justement, de se soucier d'elle.
« Vous allez mieux, on dirait...
— Pourquoi m'avez-vous enlevée ? » demanda-t-elle, agressive.
Le ton dénotait qu'elle avait en partie recouvré son arrogance.
« Parce que l'Ordre était sur le point de se faire anéantir et que vous risquiez de tomber aux mains des armées du nouvel empire, expliqua-t-il sans se départir de son calme.
— Nouvel Empire ?
— Beaucoup de choses se sont passées depuis qu'on vous a inoculé le virus. Vous vous souvenez peut-être de certains détails mais je pense que vous ignorez encore la plupart des événements qui ont bouleversé l'univers connu. L'Ordre a été...
— Je ne vous crois pas ! Le mahdi Seqoram n'aurait pas permis cela ! C'est à lui que m'avait envoyée Sri Mitsu...
— Le mahdi est mort depuis plus de quarante ans ! annonça lentement Tixu. Assassiné par certains chevaliers... Ceux qui l'ont remplacé sont parvenus à garder le secret de sa disparition.
— Vous mentez ! » cria-t-elle.
Ses yeux flamboyaient. Elle ne contrôlait plus ses émotions comme elle avait su si bien le faire sur Deux-Saisons.
« Vous mentez ! répéta-t-elle. Si le mahdi avait été assassiné, Sri Mitsu l'aurait appris et se serait arrangé pour prévenir mon père. Vous inventez cette histoire parce que vous ne voulez pas l'avouer, vous ne m'avez enlevée que mû par un unique et sordide sentiment de jalousie ! »
Tixu blêmit mais parvint à se contenir.
« C'est vrai, j'ai été jaloux, murmura-t-il. Mais ce n'est pas cette raison qui m'a poussé à... »
Comme si un sombre pressentiment l'assaillait brusquement, elle interrompit sèchement cette piètre plaidoirie :
« Qu'est-il arrivé au guerrier Filp Asmussa ?
— II... il y a de très faibles probabilités qu'il ait survécu à la bataille que l'Ordre a livrée contre les armées impériales...
— Non ! Ce n'est pas vrai ! Vous mentez ! »
Prostrée, elle se laissa glisser contre la paroi et se mit à pleurer. Ces larmes brûlantes représentaient, pour elle qui avait toujours méprisé ou combattu les émotions, un cruel constat d'échec. Elle avait beau vouloir se persuader du contraire, elle pressentait que l'employé de la compagnie de transferts avait dit la vérité. Elle ne reverrait plus Filp, celui pour lequel son cœur avait battu si fort, celui qui lui avait révélé sa véritable nature de femme. Quant à son contrôle des émotions, muraille patiemment érigée par son père et la stricte éducation syracusaine, il s'était effondré comme un vulgaire château de cartes et, seule, elle n'aurait pas la force de caractère nécessaire pour le reconstruire. Elle était désormais condamnée à souffrir. La maladie et les sentiments avaient eu raison de cette place forte qu'était sa volonté et qu'elle avait toujours considérée comme indestructible. La rigidité de ses principes avait été ébranlée, fissurée, disloquée par sa confrontation avec le monde extérieur. Elle était devenue un être humain ordinaire et n'avait plus d'épaule sur laquelle poser sa tête. Les larmes trop longtemps contenues ne cessaient de couler comme une fontaine d'amertume. Elle se demandait à quoi pouvait bien servir sa guérison miraculeuse si c'était pour la précipiter dans un tel gouffre de vulnérabilité.
« Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? » proposa timidement Tixu.
Il luttait à la fois contre le dépit qui lui rongeait les entrailles et son envie de la prendre dans ses bras et de la consoler.
« Laissez-moi ! Partez!... S'il vous plaît... »
La mort dans l'âme, il sortit de la grotte et marcha jusqu'à l'épuisement sur les crêtes rocheuses. Un vent tourbillonnant déchiqueta la brume et couvrit le ciel de nuages bas et noirs. Les déferlantes se fracassèrent sur les falaises et leurs langues mousseuses déposèrent une écume livide sur les étendues sablonneuses. Cette tempête excita les monagres : aucun ne resta paresser sur la grande plage comme à l'habitude. Ils poussèrent des cris de joie et se ruèrent avec un bel ensemble dans le sein de l'océan démonté. Echines noires, cornes, nageoires et queues jouèrent sans se lasser avec les éléments et dessinèrent des figures géométriques fuyantes avec les ourlets blancs des vagues ébouriffées.
A partir de ce jour, une étrange relation s'instaura entre Tixu et Aphykit. Chaque matin, après le passage de « Kacho Marum », l'Orangien déposait devant l'entrée de la grotte une ration d'algues pilonnées et disposées dans un récipient. Puis il escaladait la falaise, dérangeait dans son ascension les mouettes jaunes abritées derrière les aspérités rocheuses et s'allongeait sur un promontoire de manière à rester parfaitement dissimulé. Au bout d'un moment, Aphykit, enroulée dans sa couverture, faisait son apparition, se saisissait du récipient et, aussitôt après avoir jeté un rapide regard panoramique, réintégrait la pénombre de son antre. Rassuré alors sur la santé de la jeune femme, Tixu se rendait sur la plage et s'en allait saluer les monagres, interpellant chacun d'eux par son surnom. Ce rituel devenu familier mettait en joie les cétacés placides qui se faisaient un devoir de répondre en lançant des chants sonores empreints de gaieté.
Ensuite, il choisissait un coin tranquille, isolé, et, à jeun — il avait constaté à plusieurs reprises que ses expériences étaient de qualité supérieure lorsqu'il avait le ventre vide —, il passait plusieurs heures en tête à tête avec l'antra dont il appréciait de plus en plus la compagnie. Il se laissait alors couler sans retenue dans le temple du silence intérieur, atteignait la nef, l'immense carrefour où se croisaient toutes ses routes, anciennes et nouvelles, passées et futures. Là, il s'aventurait dans l'une de ces innombrables voies d'accès qui conduisaient aux sources inexplorées des profondeurs de son âme, découvrait des aspects méconnus, cachés, de ce labyrinthe aux multiples couloirs, aux multiples salles qui composaient son individualité.
Parfois, lorsqu’aucun bruit — piaillement aigu d'une mouette dont l'aile le frôlait, sifflement du vent dans les conques naturelles des récifs ou chant prolongé d'un monagre — ne le ramenait à la perception de son environnement, il lui arrivait de demeurer toute la journée assis sur son rocher, face à l'océan des Fées, et d'explorer sans relâche la forêt touffue, luxuriante, surprenante, de sa conscience, au cœur de laquelle l'entraînaient les obscurs sentiers ouverts depuis la lumineuse nef du silence. Il lui arrivait également d'ouvrir brusquement les yeux, alerté par une soudaine sensation de présence. Il apercevait alors l'ombre furtive d'Aphykit qui se découpait à contre-jour juste au-dessus de lui. Découverte, elle battait précipitamment en retraite en direction de sa grotte.
Tixu acquit progressivement la certitude qu'il était le produit d'une évolution complexe et que l'attrait sensoriel de l'environnement, le bruit de la vie, le coupait de ses racines profondes. Lors de ces plongées dans les arcanes de son être, lui revenaient des bribes de mémoire, des fragments de cet indispensable fil conducteur, de cette succession d'existences dissemblables, de ce lien d'éternité que l'identification à ses limites corporelles et intellectuelles avait rompu. Pendant ces instants suspendus dans l'espace et le temps, il était relié à toutes les particules composant l'univers. Il était à la fois tout et rien, le centre et la courbe, 1' acteur et le spectateur. Ses perceptions, ses opinions, ses jugements, tout ce qui composait son individualité actuelle, ou plus exactement son absence d'individualité, se modifiait, s'élargissait. Aurait-il désormais le droit de condamner les actes des bourreaux tout en sachant que lui-même avait été un jour ou l'autre bourreau et que des parcelles de cruauté subsistaient dans les profondeurs de son esprit ? La haine à l'encontre des tortionnaires n'était-elle pas un rejet ambigu de ses propres réactions ? En s'étant — involontairement — dressé contre les Scaythes d'Hyponéros, les assassins de Pritiv et les Syracusains, ne s'était-il pas lancé à l'assaut de ses propres démons ? Lorsqu'il s'était précipité sur les traces d'Aphykit, n'était-ce pas à son propre secours qu'il avait volé ? N'aimait-il pas cette femme parce qu'il se trouvait laid et qu'il avait envie de se contempler dans un somptueux miroir ?
Il se rendait compte qu'en continuant de s'impliquer dans le cycle des réactions, des opposés, des extrêmes, il n'aboutirait qu'à proroger son appartenance au monde des mirages. Sa spécificité, sa différence ne résidaient pas dans la recherche des sensations, dans le tintamarre des sens, mais dans l'intuition, dans l'écoute silencieuse d'un destin qui, pour le moment, échappait en grande partie à sa compréhension. La redécouverte progressive de sa mémoire intemporelle jetait quelques traits de lumière fugaces sur sa nature véritable, mais leur éclat demeurait trop éphémère pour lui permettre une vision globale. Il était, comme chaque être, un pion essentiel sur l'échiquier universel, mais il lui fallait encore du temps pour s'investir dans le rôle que la création lui destinait.
Lorsqu'il émergeait de ces longues expéditions intérieures, il allait se baigner dans l'océan en compagnie des mammifères qui dérivaient, immobiles, attentifs à ne pas l'entraîner dans les tourbillons engendrés par les mouvements de leurs nageoires. L'eau glacée lui fouettait la peau, et il repensait alors au torrent de l'Echiné de la Marquise dans lequel Stanislav Nolustrist l'avait précipité en libérant un tonitruant éclat de rire. De temps à autre, les jeunes monagres jaillissaient brusquement sous lui et, avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, le juchaient sur leur puissante échine. Sans tenir compte de ses gesticulations et de ses menaces verbales, ils l'emmenaient faire une bordée au large, sous les yeux débonnaires mais vigilants de « Kacho Marum » qui semblait dévolu à sa surveillance rapprochée. Puis ils estimaient sans doute que la farce avait assez duré et le ramenaient sur la plage en poussant des cris assimilables à de la moquerie.
Kwen Daël ne donnait toujours pas signe de vie et cette absence prolongée inquiétait Tixu. Aphykit se portait de mieux en mieux, à en juger par les longues balades qu'elle effectuait autour de l'île. Il discernait sa fine silhouette noyée dans la brume entre les lignes brisées des excroissances rocheuses. Depuis la scène de la grotte, il se tenait à l'écart de la jeune femme. Il se contentait de déposer discrètement ses algues quotidiennes à l'entrée de son repaire et s'éloignait sans demander son reste. Le temps s'étiolait, se diluait. Il avait l'impression d'habiter sur cette île depuis des siècles.
Ce matin-là, après que l'antra l'eut déposé au carrefour du silence, il s'engagea dans un sentier qu'il n'avait pas encore exploré. Il se retrouva soudain à l'intérieur de l'agence de Deux-Saisons, précisément dans le salon des déremats, devant la machine noire et ronde qui trônait au milieu de la pièce. Sans hésiter, il pénétra dans la sphère inerte et se dilua en un premier temps dans les couches grossières des matériaux. Puis il atteignit le cœur de la matière, le vide, le champ infini où naissaient les atomes, les molécules, les astres de l'infiniment petit dont la danse suspendue façonnait toute forme dans les étoiles de l'infiniment grand. Les moteurs se mirent à vibrer tandis que le filtreur de cellules s'enluminait de milliards d'étincelles bleues et blanches. Une fulgurante décharge d'énergie le traversa de part en part. Son intensité, à la limite du supportable, lui fit ouvrir précipitamment les yeux.
Il ne se trouvait plus sur le rocher plat où il s'était installé quelques minutes plus tôt mais sur le sable de la grande plage, au milieu des monagres. Il crut d'abord qu'il avait rêvé, qu'il s'était emmêlé dans ses souvenirs ou encore qu'il s'était fourvoyé dans le dédale des chemins du temps. Mais l'attitude curieuse des cétacés, qui frappaient en cadence le sable de leur queue ondulante, démontrait qu'ils venaient d'assister à un événement peu banal. Mû par le besoin pressant de vérifier, de savoir, il referma les yeux. L'antra le véhicula jusqu'au sanctuaire du silence. Il oublia le sourd et lent martèlement des queues sur le sable gris. L'entrée du sentier s'offrit de nouveau à lui, c'était une bouche de lumière qui l'appelait, qui l'attirait. Il s'y engouffra et fut instantanément transporté devant le vieux déremat de la Compagnie. Il opéra une deuxième fusion avec la machine, jusqu'au niveau le plus fin de la matière, et commanda par la pensée le déclenchement des moteurs et du filtreur de cellules. Un éclair d'énergie le transperça. Il souleva ses paupières et constata qu'il était retourné sur le rocher plat qu'une écharpe de brume enveloppait d'une gangue humide. Son apparition inopinée effraya les mouettes jaunes dont certaines s'envolèrent avec tant de précipitation qu'elles se heurtèrent aux récifs.
A part la réaction de panique des oiseaux, rien ne laissait supposer qu'il venait d'accomplir l'extraordinaire prodige de se transporter d'un bout à l'autre de l'île par le seul levier de la pensée. Rien, si ce n'était une grande fatigue, anormale en cette heure matinale où d'habitude il ressortait entièrement régénéré de son tête-à-tête avec l'antra. Rien, si ce n'était une sensation d'euphorie, de bonheur radieux, de plénitude... Il voulut renouveler l'expérience mais l'antra refusa d'obtempérer à sa requête et ne se manifesta plus. Il comprit alors qu'il lui fallait se reposer. Il prit un bain tonifiant dans l'océan. Les jeunes monagres, particulièrement enjoués, le chahutèrent énergiquement et se disputèrent, dans de grandes gerbes d'écume, la faveur de le transporter sur leur dos. Il fallut l'intervention autoritaire de « Kacho Marum » pour freiner leur ardeur.
Allongé sur le sable de la dune, drapé dans sa couverture, Tixu dormit comme un enfant tout le reste de la journée.
Une odeur pestilentielle s'exhalait de sa combinaison rouge, crasseuse. Ses diverses tentatives de la rincer dans l'eau de mer n'avaient servi qu'à stimuler sa puanteur. A partir de cet instant, il l'abandonna, ainsi que ses bottes, et déambula désormais entièrement nu, indifférent à ce que pourrait penser Aphykit si elle le surprenait dans cette tenue. Sa peau s'accoutuma rapidement à la fraîcheur colportée par le vent du large, et la couverture suffit à la protéger de l'humidité pénétrante déposée par la brume nocturne.
La nuit se peupla de cauchemars. C'était comme si toutes les cohortes des monstrueuses entités qui logeaient dans les soubassements de son âme avaient décidé d'émigrer toutes en même temps, dérangées par les pinceaux de lumière effleurant les ténèbres de leurs antres.
Après sa corvée matinale d'algues, broyage et transport jusqu'à la grotte d'Aphykit, il se dépêcha de chercher un endroit tranquille. Il omit même, dans sa hâte, d'aller souhaiter le bonjour à ses amis monagres. Oubli qui fut bientôt et involontairement réparé : de l'étroite corniche sur laquelle il s'était assis, après avoir enclenché le processus intérieur qui l'emmenait à la nef du silence puis au salon des déremats de Deux-Saisons, il se retrouva subitement au milieu des mammifères géants, sur la plage, apparition saluée comme il se devait par un concert de chants assourdissant. Il leur envoya un petit signe amical de la main, referma les yeux, descendit sur la vibration de l'antra jusqu'à la source du silence, longea le sentier subtil conduisant au déremat, se fondit en lui et s'abandonna au voyage.
Mais alors qu'il s'attendait à découvrir les récifs embrumés qui bordaient la corniche et, de là, la tache grise de l'océan, il se rendit compte qu'il s'était transféré dans une ruelle sinueuse et pentue de la ville de Houhatte, qu'il reconnut tout de suite à ses maisons caractéristiques aux façades blanches, aux toits de tuiles rouges et aux balcons de fer forgé et torsadé. Il était assis en plein milieu de l'artère pavée, nu et exposé aux regards indiscrets. Elle était déserte, heureusement. Dans le cas contraire, l'insolite matérialisation d'un homme nu et hirsute n'aurait certainement pas manqué de déclencher quelques remous au sein de la population. Remis de son étonnement, il se releva et se plaqua contre la façade d'une maison basse. Dans une petite cour intérieure délimitée par un muret recouvert de tuiles, des vêtements séchaient sur un fil blanc. Il franchit prudemment la clôture de pierres. Il craignit à tout moment l'intervention des occupants des lieux, mais nul ne manifesta sa présence. Il choisit une combinaison de pêche bleue, qu'il évalua à peu près à sa taille, et s'en revêtit bien qu'elle fût encore humide. Puis il décida de se promener dans la ville, curieusement silencieuse, comme morte. Pieds nus, il descendit la ruelle et atteignit bientôt le port.
Tous les Selpidiens semblaient s'être donné rendez-vous sur la digue principale et sur les places avoisinantes. Devant la jetée, une estrade avait été dressée. Quatre assassins de Pritiv, deux Scaythes en acaba noire et un cardinal kreuzien y avaient pris place. L'ecclésiastique, un petit homme maigre enfoui dans un colancor pourpre et un surplis violet, haranguait la foule. En s'approchant de plus près, Tixu vit que les assassins de Pritiv encadraient un pêcheur au cou et aux poignets entravés par des chaînes scintillantes à commande vocale. Ce pêcheur, c'était Kwen Daël.
Aucun doute possible. Il s'agissait bien de son ami, vêtu de sa sempiternelle combinaison de pêche rouge et de ses bottes jaunes. Kwen Daël dont les yeux mauves s'emplissaient d'une incommensurable frayeur, qui ne parvenait pas à maîtriser les tremblements nerveux qui parcouraient ses membres et son tronc... De chaque côté de l'estrade, deux cadavres, que l'Orangien identifia comme étant ceux des officiants de magie, achevaient de se décomposer à l'intérieur de croix-de-feu.
Ils avaient donc capturé Kwen Daël. En dépit de sa promesse formelle, le Selpidien n'avait pu s'empêcher de pousser jusqu'à Houhatte. Comme son esprit n'était muni d'aucun système de défense contre l'inquisition mentale, les Scaythes et leurs alliés étaient certainement avertis de la présence des fugitifs sur l'île des monagres. L'imprudence du pêcheur leur faisait désormais courir un terrible danger. Tixu perçut les ondes investigatrices qui émanaient des acabas noires et s'introduisaient discrètement dans les esprits malléables des Selpidiens. Ces derniers, hommes, femmes, enfants, affichaient des mines abattues, résignées. Depuis que ces nouveaux maîtres avaient vaincu la chevalerie absourate, la fierté de Selp Dik, et régissaient leur existence, ils étaient devenus à leur corps défendant les témoins horrifiés de scènes atroces où l'on faisait subir aux récalcitrants, et en particulier aux officiants de magie, d'abominables tortures. Les femmes avaient perdu leur insouciance frondeuse, leur appétit de vivre, elles baissaient la tête pour cacher les larmes qui perlaient aux coins de leurs paupières. Les hommes, les rudes et fiers pêcheurs d'Albar, courbaient la nuque : les larges boucles des bandeaux qui ceignaient leurs chevelures blanches ou bleues retombaient mollement sur leurs épaules.
Bien qu'il fût pieds nus, personne ne prêta attention à Tixu lorsqu'il se faufila dans les rangs de l'assistance. Le cardinal kreuzien avait terminé son discours. L'Orangien chercha désespérément un moyen de tirer Kwen Daël des griffes des mercenaires, mais aucune opportunité ne se présentait pour l'instant : au moindre geste suspect de sa part, ils le coucheraient immédiatement en joue et le cribleraient de disques tueurs.
Sur l'estrade, un Scaythe, jusqu'alors immobile, avança de quelques pas en direction du prisonnier. Kwen Daël voulut se dégager de l'emprise des chaînes magnétiques, mais un hurlement guttural entraîna le resserrement des implacables mailles brillantes autour de son cou. La respiration du pêcheur devint sifflante et son teint livide.
« Qu'est-ce qu'ils vont lui faire, papa ? fit une voix enfantine.
— Ils vont le tuer par la pensée, répondit une voix grave.
— Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il a fait ? insista l'enfant.
— Tais-toi ! Ça ne nous regarde pas ! »
Tixu ne pouvait se résoudre à laisser assassiner sous ses yeux celui qui l'avait recueilli dans l'océan des Fées d'Albar. Ne sachant comment intervenir, il appela l'antra à la rescousse. Dès que les anneaux vibrants du son de vie se furent déroulés, il le pria d'ériger un barrage protecteur devant l'esprit de Kwen Daël. Instantanément et bien qu'il eût improvisé cette tentative en dernier ressort, sans y croire, l'antra abandonna l'esprit de Tixu qui se trouva soudain démuni de son indispensable soutien. Une situation qui, si elle se prolongeait, pouvait devenir périlleuse : il était maintenant dans l'incapacité d'opposer une résistance quelconque à une inquisition mentale.
Sur l'estrade, une scène étrange se déroulait : le pêcheur avait d'abord posé ses mains sur ses tempes, comme pour chasser la douleur hors de son crâne, puis il s'était tout à coup détendu, apaisé. Malgré la présence à ses côtés du redoutable tueur mental, il faisait preuve, pour quelqu'un qui était censé mourir en quelques secondes, d'une santé resplendissante, insolente ! Ce phénomène décontenança le cardinal qui jeta de brefs coups d'œil, mi-intrigués, mi-furibonds, en direction de l'acaba noire. Sans l'antra, Tixu avait la sensation désagréable d'être nu comme un ver. Au bout d'un moment qui lui parut interminable, le Scaythe s'approcha du cardinal et lui murmura quelques mots à l'oreille. La voix forte du prélat, visiblement contrarié, domina la rumeur qui montait de l'assistance narquoise :
« Pour... certaines raisons, nous avons décidé de surseoir à l'exécution. Mais ne croyez surtout pas qu'il s'en tirera à si bon compte ! Son châtiment en sera d'autant plus exemplaire ! Cet homme a violé les édits impériaux, ce qui revient à dire qu'il a transgressé les lois divines et parfaites du Kreuz dont je suis l'humble représentant ici-bas. Il sera donc condamné à la croix-de-feu à combustion lente. Et maintenant, rentrez chez vous et vaquez à vos occupations ! »
La foule se dispersa lentement. Les Selpidiens étaient persuadés que les fées étaient venues au secours de l'un des leurs. Les fées ne les avaient donc pas tout à fait abandonnés. Tixu suivit le mouvement. Ce n'était pas le moment de se faire remarquer. Aussi inopinément qu'il l'avait quitté, l'antra revint se nicher dans son esprit.
Le déplacement du son protecteur avait réussi à sauver le pêcheur d'une mort à laquelle il semblait promis. Toutefois, l'enjeu de l'obscure bataille qui se livrait en ce moment dépassait les intérêts particuliers. Le fait de diriger l'antra sur une personne menacée avait placé Tixu dans une position dangereuse. Les circonstances l'avaient exigé et, s'il l'avait fallu, il aurait fait le don de sa propre vie à Kwen Daël. Mais il ne devait pas en arriver à ce genre d'extrémité : il n'avait pas le droit d'exposer ainsi sa vie pour un seul individu. Il était nettement préférable d'apprendre à transmettre le son au plus grand nombre, comme Aphykit le lui avait transmis sur Point-Rouge. La jeune femme et lui incarnaient les flammes ténues de l'espoir, de l'ultime espoir des humanités de l'univers, comme la Syracusaine le lui avait brutalement affirmé lorsqu'elle avait surgi, fière, hautaine, dans son agence de Deux-Saisons. Si les Scaythes parvenaient à souffler ces feux vacillants, les mondes recensés risquaient d'entrer dans une ère de chaos dont ils ne pourraient peut-être plus jamais se relever.
Tandis qu'il cheminait lentement dans les rues de Houhatte, entre les petits groupes épars des Selpidiens accablés, les paroles du chevalier fou, le chevalier de guérison rencontré fortuitement dans la crypte des archives, lui revinrent en mémoire :
« Il m'a dit : Pars ! Un autre homme est prêt qui attend ses disciples pour commencer une autre œuvre. Cherche-le... Si tu le désires avec ton cœur, tu le trouveras... »
Ces mots rythmèrent sa marche jusqu'à la forêt des magiciens à l'orée de laquelle, sans le vouloir, il était arrivé. Ils retentissaient tels de puissants appels montant des profondeurs de son âme, se mêlant à d'autres mots entendus çà et là pendant son périple :
« Pars... Un autre homme attend ses disciples... Il faut accomplir ton destin... Accomplir ton destin... Suivre ta voie... Une autre œuvre... »
Une fois plongé dans la pénombre du couvert, il s'assit machinalement entre de hautes et spongieuses fougères et s'adossa au tronc noueux d'un chênepin millénaire recouvert d'une épaisse toison de gui. Les mots résonnaient clairement en lui. Ils formaient un accord harmonieux, une symphonie céleste dont l'ineffable beauté le ravissait. Il ferma les yeux et la nef de silence l'accueillit. Au bout du sentier, il y avait la vieille et fidèle servante, la machine ronde et noire de Deux-Saisons.
Il n'eut pas besoin de rouvrir les yeux pour se rendre compte qu'il était de retour sur l'île. L'odeur d'iode et d'algues, mêlée à celle des monagres, l'en avait déjà informé. Le déremat intérieur l'avait expédié sur la haute dune qui dominait la plage. Les mammifères marins étaient anormalement agités. Ils cinglaient le sable de leurs queues enragées et poussaient de longs et stridents hurlements de terreur. Certains se ruaient sauvagement dans les vagues et soulevaient de furieuses gerbes d'écume. Au pied de la colline de sable, « Kacho Marum », le grand monagre, fixait Tixu de ses six yeux ronds et fluorescents tout en proférant un chant sourd et plaintif.
Tixu songea à Kwen Daël et une tristesse chagrine l'envahit. Le pêcheur selpidien n'était pas encore tiré d'affaire.
« Il ne faut pas être triste », fit soudain une voix dans son dos.
Il se retourna. La silhouette d'Aphykit se découpait sur le fond gris de la brume. Abasourdi, il n'eut pas la présence d'esprit de répondre.
« Je me suis permise de vous suivre par la pensée, poursuivit-elle. J'ai su ce qui était arrivé à votre ami le pêcheur, mais que vous me croyiez ou non, je sais qu'il s'en tirera. Vous lui avez fait un beau cadeau : même si l'antra l'a quitté, il continuera de veiller sur lui. Il n'y a donc aucun souci à se faire... »
Le vent du large, de plus en plus violent, jouait dans sa chevelure et son ample blouse bleue. Un sourire chaleureux illumina son splendide visage.
« Je... j'ai beaucoup de choses à vous dire, reprit-elle. Tellement que je ne sais pas par laquelle commencer... »
Elle s'approcha et s'assit à côté de lui. Il respira son odeur colportée par les rafales de vent. A la vue de la bouille ahurie de Tixu, de sa bouche ouverte, de ses yeux écarquillés, elle pouffa de rire. Puis elle retrouva son sérieux et ajouta :
« Mais je crois que nous n'aurons pas beaucoup le temps de parler, aujourd'hui... Nous sommes en danger. J'ai... suivi avec intérêt vos progrès dans le domaine des voyages et j'en ai profité pour apprendre. Vous ne m'en voulez pas ?
— Pourquoi devrais-je vous en vouloir ? bredouilla-t-il, complètement pris au dépourvu par le revirement d'attitude de la jeune femme.
— Pour avoir, par exemple, indûment abusé de vos leçons, cher professeur, répondit-elle d'un ton enjoué. Pour un tas d'autres raisons... J'en ai tellement à me faire pardonner ! Mais pas maintenant, si vous le voulez bien... Nous devons partir à la recherche de celui qui nous attend quelque part par là (elle désigna la voûte céleste). A deux, cela augmente raisonnablement les chances de le retrouver, vous ne croyez pas ? »
Le cœur de Tixu s'emballait à la vitesse d'un chigalin cornu au galop. Il approuva d'un hochement de menton.
« Si ça ne vous... si ça ne te fait rien (c'était la première fois de sa vie qu'elle tutoyait quelqu'un, une impulsion, une envie, une manière de couper avec son passé...), j'aimerais prendre un bain dans l'océan avant de partir. Chaque fois que je t'ai vu te baigner en compagnie de tes amis les géants des mers, j'ai été prise d'une folle envie de t'imiter. Mais jusqu'à présent, je n'ai pas osé. Ma peau n'a jamais connu le contact de l'eau de mer. Ça va sans doute te paraître absurde, mais si je n'accomplis pas maintenant cette expérience d'abandon, je ne pourrai pas non plus m'abandonner au voyage et il me sera impossible de t'accompagner... Tu comprends ? »
Avant qu'il ait eu le temps de répondre, elle se leva et jeta sa chemise déchirée pardessus sa tête. Elle courut, nue, cheveux au vent, vers l'océan, évitant gracieusement les coups de fouet des nageoires caudales des monagres, toujours aussi agités. Tixu retira sa combinaison et se lança à sa poursuite, suivi à distance par « Kacho Marum », son ange gardien.
Lorsque ses pieds s'enfoncèrent dans les premières vaguelettes mousseuses et grésillantes, Aphykit ne parvint pas à surmonter son aversion viscérale pour l'élément liquide. Elle recula pour ne plus subir la caresse de ces langues froides et mouvantes. Tixu arriva derrière elle, la saisit par la taille et les jambes, ce dont, contrairement à ce qui s'était passé dans le monastère, elle ne se défendit pas, et s'avança dans la mer jusqu'à hauteur du bassin. Là, il la projeta sans hésitation dans l'eau glacée selon le procédé breveté par Stanislav Nolustrist, berger de Marquinat. Elle suffoqua, hoqueta, toussa et poussa de petits cris aigus. Puis, les premiers instants de dégoût et d'émoi passés, elle se laissa choir d'elle-même dans les rouleaux d'écume blême qui venaient du large, se baigna avec un plaisir enfantin, plongea dans les vagues en riant, goûta la morsure de l'eau salée sur sa peau.
Tixu n'éprouva pas pour elle ce désir sensuel qui l'avait si souvent étreint lors des fréquentes visites de la jeune femme sur l'écran de son imagination, mais seulement ce plaisir innocent, spontané, de partager l'enchantement de l'instant. Leurs âmes s'évadaient de leurs vétustés prisons, se dépouillaient de leurs défroques étriquées, se retrouvaient enfin, se reconnaissaient, s'interpellaient. L'océan des Fées d'Albar les dépouillait des ultimes lambeaux de leur passé, des vestiges de leur existence révolue. L'eau les purifiait, les restituait à la virginité du moment présent, à la magie de l'éternellement neuf.
Elle déposa un rapide baiser, un baiser maladroit, un baiser qu'elle semblait dérober, sur les lèvres de l'Orangien. Et lui, il aurait bien voulu qu'elle lui en dérobe d'autres.
« Tu sais pourquoi les monagres s'agitent comme ça. demanda-t-elle ?
— Je crois qu'ils pressentent un danger et qu'ils veulent nous en avertir », répondit-il.
Les yeux d'Aphykit, ces merveilleux yeux bleu, vert et or, s'emplirent d'une soudaine gravité.
« Les hommes du nouvel empire... Ils vont bientôt se matérialiser sur l'île. Ils ont fait venir à Houhatte des déremats. Je suis tout à fait prête, maintenant. »
Ils coururent vers la dune pour récupérer leurs vêtements. « Kacho Marum » les escortait à distance, gigantesque masse noire qui traçait son sillon sur le sable. Tixu se retourna, attendit que l'énorme gueule du grand monagre fût à sa hauteur et murmura :
« Adieu, Kacho Marum. Je ne t'oublierai pas. »
Le cétacé gémit doucement. Ses six yeux ronds et brillants se remplirent d'une ineffable tristesse, puis, de son allure dandinante, il s'en alla rejoindre ses congénères et se mêler à leur étourdissante symphonie.
« Où irons-nous ? demanda Aphykit à mi-pente de la colline de sable.
— Je n'en ai aucune idée, dit Tixu. Laissons-nous guider par l'intuition. Elle seule saura nous aiguiller correctement... »
A peine avait-il prononcé ces mots qu'une dizaine d'hommes se matérialisèrent subitement sur la plage. Des mercenaires de Pritiv, deux Scaythes d'Hyponéros. Les monagres, qui s'attendaient visiblement à ces apparitions, se ruèrent sur les nouveaux arrivants et les chargèrent, cornes en avant.
« Il en vient de partout ! » cria Tixu.
D'autres mercenaires s'agitaient sur les rochers alentour et convergeaient vers les deux fugitifs.
Tixu et Aphykit n'eurent pas le temps de gagner le sommet de la dune, ni par conséquent celui de se rhabiller. Ils s'assirent l'un en face de l'autre au milieu des herbes jaunes et joignirent spontanément leurs mains. Alors ils ne furent plus deux, ni même une addition de deux êtres. Ils furent un.
En contrebas, sur la plage, les rayons verts et les disques s'acharnaient sur les monagres fous de colère ; déjà les flots de sang jaillissaient des grandes carcasses sanglantes ou à moitié désintégrées et empourpraient le sable gris.
Des jurons fusèrent des fentes buccales des masques blancs. Les assassins de Pritiv prirent la dune d'assaut. La tenaille se referma sur le vide.
Les assaillants ne découvrirent qu'une blouse bleue en mauvais état, une combinaison de pêche encore humide, des couvertures et quelques récipients curieusement teintés d'une substance verte. Ils fouillèrent l'île de fond en comble, mentalement et physiquement, passèrent au crible rochers, criques et falaises, mais ils ne trouvèrent aucun indice qui leur permît d'orienter leurs recherches.
Dépités, ils se vengèrent sur les monagres qu'ils massacrèrent jusqu'au dernier.
CHAPITRE XXIII
Votre Sainteté,
Conformément à vos instructions, je me suis rendu sur les planètes où circulent les étranges rumeurs dont nos missionnaires nous ont informés. A la suite des innombrables témoignages que j'ai été amené à recueillir et à vérifier, avec l'aide très précieuse des inquisiteurs mentaux, il m'est clairement apparu que ces bruits ne sont malheureusement pas dénués de tout fondement. Nous ne nous trouvons pas, en cette occasion, devant les habituelles affabulations, contes, légendes dont sont friandes les âmes simples du peuple, mais devant des faits, je le crains, réels. Dans l'esprit des inquisiteurs il ne subsiste aucun doute : ces brusques apparitions et disparitions ne constituent pas des illusions d'optique ou autres mirages. Elles sont encore moins les produits d'imaginations fertiles ou les fruits enfiévrés d'hallucinations collectives.
D'ailleurs, je me permets de vous rappeler que la manière dont cet homme et cette femme ont disparu de l'île selpidienne n'a jusqu'à ce jour reçu l'éclairage d'aucune explication plausible. Personnellement, je me refuse catégoriquement à envisager l'hypothèse de la noyade, comme l'ont laissé supposer certaines conclusions pour le moins hâtives.
Je voudrais vous signaler, à ce propos, une troublante coïncidence : les seuls objets que l'on ait retrouvés sur l'île sont ces vieux vêtements censés appartenir à cet homme et à cette femme. Telle découverte amène à supposer, en toute logique, qu'ils se sont volatilisés dans un état de totale nudité, cette situation de péché si redoutée de nos cœurs. Or plusieurs témoins, cités à comparaître devant l'Inquisition, nous ont affirmé que l'homme et la femme qu'ils ont vus soudainement se matérialiser et disparaître devant eux étaient complètement, animalement, scandaleusement nus !
Quoi qu'il en soit, il y a là un grand mystère à élucider. J'ose attirer l'attention de Votre Sainteté sur l'urgence de la situation. Vous savez mieux que moi de quelle nature versatile sont les gens du peuple. Ils sont prompts à se détourner de la Voie Unique, de la Vérité, prêts à épouser n'importe quelle cause hérétique pourvu qu'on veuille bien leur en fournir le prétexte. Cet homme et cette femme représentent un grave danger pour l'Eglise, Votre Sainteté, car si les peuples du nouvel empire se piquaient d'orner ces apparitions de broderies miraculeuses, de les idolâtrer en tant que manifestations divines, nous n'aurions bientôt plus aucune emprise sur eux. Les croix-de-feu, dépouillées de leur rôle dissuasif et punitif ne deviendraient plus que de fallacieuses occasions d'exalter l'aspiration au martyre qui sommeille en chacun de ces mécréants. Ils se laisseraient alors brûler avec joie plutôt que d'abjurer leur erreur. Rien de tel que le ravissement extatique sur la croix, symbole de la souffrance expiatoire, pour susciter comme traînées de poudre de nouvelles vocations schismatiques.
Il est capital que notre nouvel ami mette immédiatement ses grandes capacités à l'œuvre et découvre rapidement quels secrets scientifiques se cachent derrière ces apparentes pratiques de sorcellerie. Il faut que nos missionnaires puissent fournir une explication limpide, rationnelle aux nombreuses questions qui ne manquent pas de se poser à propos de ce mystère. C'est toute la crédibilité de notre très sainte Eglise, fondement même de la Religion, pierre angulaire du Verbe du Kreuz, qui est en jeu.
Pour terminer ce rapport, Votre Sainteté, voici quatre témoignages que j'ai cru devoir extraire des archives de l'Inquisition. Ayant été entendus sous vérification mentale, ils sont absolument irréfutables. A divers titres ils sont également, je pense, représentatifs de la tendance générale et illustreront concrètement mon propos dont je vous prie de bien vouloir excuser le caractère peut-être exagérément alarmiste. Qu'à tout jamais soit béni le saint nom du Kreuz.
Votre humble et dévoué serviteur, Cardinal Frajius Molanaliphul.
Premier témoignage
Kho-Jong Mitgen, ville d'Omitshu, planète Ja-Hokyo des mondes du Levantin. Age : deux cent vingt-deux ans standard, trois fois veuf, sans enfant.
Tous les matins, j'ai l'habitude d'aller prendre un bain dans l'eau du torrent Ozu qui coule sur le flanc de la montagne où se trouve ma maison. Ce contact avec l'eau glacée est excellent pour la peau du vieil homme que je suis. Le matin du jour de Boshi, alors que je retirais mon soriji et m'apprêtais à entrer dans l'eau, je vis soudain apparaître une femme et un homme de l'autre côté du torrent. Comme ils étaient tous les deux aussi nus que des enfants qui viennent de naître, j'ai tout d'abord cru qu'il s'agissait de voyageurs que le programmateur déficient d'une vétusté machine aurait expédiés par erreur dans cet endroit où personne, hormis le modeste vieillard que je suis, ne se rend jamais. Intrigué, je me suis caché derrière un gros rocher afin de pouvoir les observer plus à mon aise. Ils étaient tous les deux, la femme et l'homme, très beaux, d'une beauté qui n'est pas commune à nos contrées et que je qualifierais de surnaturelle, oui, c'est cela, surnaturelle ! Me rendant compte que je n'avais absolument rien à craindre de ces voyageurs étrangers égarés, je sortis de derrière mon abri de pierre et manifestai ma présence dans le but de leur proposer mes services. Il était de mon devoir d'honorer ainsi la réputation d'accueil de notre peuple. Cependant, lorsqu'ils m'aperçurent, ils prirent peur. Mais au lieu de fuir, ce qui eût constitué la réaction normale d'individus effrayés, ils s'assirent sur la mousse bordant le lit du torrent, se prirent mutuellement les mains et, à ma grande stupeur, disparurent aussi brusquement qu'ils étaient apparus. A la différence près que, cette fois, mes yeux, encore perçants pour l'homme âgé que je suis, ont pu constater qu'ils ne disposaient d'aucune machine de voyage ! J'ai alors pensé, veuillez me pardonner ces résidus d'anciennes croyances profondément ancrées en moi, que j'avais été le témoin privilégié du passage sur notre dimension mortelle de deux divinités des anciennes légendes ja-hokyoïstes.
Second témoignage
Gutraude Mler, village de Môlhn, situé près de la ville de Munach, planète Alemane du système de Néorop. Age : cent six ans standard, mariée, mère de sept enfants dont deux ont été condamnés à périr sur croix-de-feu à combustion lente pour propos blasphématoires.
Je les ai vus apparaître dans une rue de mon village. Tous les deux. Un homme et une femme. Jeunes. Ils étaient tout nus. Ils ont ri. J'ai été choquée. J'ai voulu aller chercher notre missionnaire. Il n'était pas là, il était parti au temple. Je ne savais pas quoi faire. J'ai eu peur. Mon mari était au champ avec les enfants. J'ai prié le Kreuz. Ils ont avancé vers moi. J'ai hurlé. J'ai couru. Ils ont crié : « On ne vous veut pas de mal, juste quelques renseignements ! » C'étaient peut-être des démons et ils venaient voler mon âme. Il n'y a que les démons qui se promènent tout nus. Ils ont encore appelé : « Madame ! Revenez ! » L'homme courait après moi. J'ai eu très peur. Il a failli m'attraper. La femme a dit : « Laisse-la, elle est terrorisée. Partons. » Ils se sont assis au milieu de la rue. Ils ont uni leurs mains. Ils ont disparu. Comme ça ! Disparu ! Est-ce que je suis folle ? Monseigneur, est-ce que je serai pardonnée ? (Pleurs.)
Troisième témoignage
Halu Otely, ville de Phille, province de Jaunille, planète Orange. Age : quinze années standard. Deuxième fils de Galil Otely et de Miliane Braïqually. Travaille à la fabrique de tapis de tissu de son père.
Papa et tous les employés de la fabrique étaient partis puisque c'était à mon tour de surveiller le balayage du soir. Au moment où je rangeais le robot-aspirateur, j'ai entendu du bruit venant de l'entrepôt. Je me suis approché en silence. Là, j'ai assisté à un drôle de spectacle : entre les tapis suspendus il y avait un homme et une femme. Ils essayaient d'enrouler autour de leurs corps des tissus légers, de ceux qui servent à la confection des petits tapis d'été. L'homme avait l'air de bien connaître la ville car il en parlait comme s'il y avait séjourné pendant longtemps. De temps en temps, ils cessaient leurs essayages pour s'embrasser. Je trouvais que la femme était très belle. Elle posait des tas de questions à l'homme, du genre de celle-ci :
« Tu as vécu ici tout seul, sans la moindre famille ? »
Et il lui parlait de son enfance. D'après ce que j'ai cru comprendre, il est orangien comme moi. Mais d'une autre province, de Vieulinn peut-être. Ils semblaient beaucoup s'aimer. J'ai aussi deviné qu'ils étaient à la recherche de quelque chose, ou de quelqu'un, et qu'ils ne savaient pas trop où aller. Je me demandais ce qu'il fallait faire : ils ne ressemblaient pas à des voleurs et pourtant ils s'étaient introduits dans l'atelier sans prévenir personne, en cachette. J'ai hésité un bon moment avant de me décider. Je me suis approché d'eux mais je n'ai pas eu le temps de leur dire quoi que ce soit : ils étaient assis sur une caisse de tissus, se tenaient par les mains, et tout d'un coup ils se sont évanouis comme s'ils n'avaient jamais existé, comme de la fumée. J'ai d'abord cru que j'avais rêvé. Mais lorsque j'en ai parlé à la maison, papa a tout de suite été vérifier s'il ne manquait rien à l'atelier. Il a constaté que deux grands bouts de tissu avaient été volés. Alors, il m'a obligé à venir vous voir : il voulait que je sois soumis à l'inquisition mentale parce qu'il était persuadé que j'avais inventé toute cette histoire et qu'en réalité c'était moi, le voleur.
Quatrième témoignage
Spek Jennequin, de la ville de Noulonde, planète Nouhenneland. Age : soixante années standard. Célibataire. Profession : explorateur. Auteur de nombreux ouvrages, livres-films, vidéholos et reportages codés sur les tribus primitives des forêts tropicales de Nouhenneland, ainsi que sur le trill, emblème de l'Ordre absourate, animal excessivement difficile à approcher.
Je tiens à préciser que je suis opposé au principe de l'inquisition mentale et que je la subis contre ma volont[3]. Cela faisait une semaine que j'étais sur les traces d'un grand trill, un géant à en juger par la dimension de ses empreintes. Bien qu'étant seul lors de cette expédition, je m'étais enfoncé très loin dans la jungle septentrionale du grand hémisphère Sud, remontant le fleuve Tams à l'aide de ma pirosurvie, une petite embarcation d'exploration qui peut se transformer en tente hermétique ou en scaphandre sous-marin. Un soir, alors que j'installais mon bivouac, je vis briller dans les buissons bleus bordant le Tams deux grands yeux verts, les yeux du trill. Je croyais naïvement le pister et c'était lui, en fait, qui me suivait, qui m'épiait ! Intrigué, armé de mon pistolase et de ma caméra-bulle, je m'avançai le plus silencieusement possible en direction du fourré, espérant pouvoir au moins filmer l'éventuelle course de sa fuite, mais, ayant flairé mon approche, il ne m'avait pas attendu et avait déguerpi. Oubliant alors toute prudence, abandonnant mon campement, l'abri sûr de ma pirosurvie, je me lançai à ses trousses, sur la piste de ses empreintes et des petites branches d'arbustes brisées sur son passage. Et ainsi, sans m'en rendre compte, je franchis les limites du territoire tabou de la tribu des Chokletts, l'une des peuplades les plus primitives qui soient dans l'univers et que très peu d'explorateurs ont eu la chance d'approcher. A peine avais-je parcouru une centaine de mètres que je me trouvai encerclé par une meute de ces féroces guerriers, nus, petits de taille, totalement dépourvus de système pileux et dotés d'une peau brique qui n'est pas sans rappeler la couleur du chocolat. (D'où leur nom, Choklett, qui signifie chocolat en vieille langue terramaterrienne.) Je n'eus pas le loisir de me servir de mon arme ni de parlementer. (Je possède quelques notions rudimentaires de langue tchutchu. Tchutchu : dénomination originelle de la tribu.) Une flèche anesthésiante m'atteignit à la cuisse et je m'endormis sur-le-champ. Lorsque je me réveillai, j'étais suspendu par les poignets à la grande poutre centrale d'une gigantesque construction, un enchevêtrement apparemment désordonné, anarchique, de grands troncs élagués et entrecroisés dont le sommet dominait les hautes cimes des grands arbres de la forêt. Je constatai que les Chokletts, hommes, femmes, enfants, qui m'observaient en poussant de grands éclats de rire, avaient paré leurs corps de peintures de fête, de rayures noires et rouges censées imiter la robe du trill. Ils avaient recouvert leurs crânes chauves de feuilles de valef jaune. Je crus d'abord que cette fête m'était destinée, qu'ils s'apprêtaient à célébrer ma capture et à sceller le sort horrible auquel j'étais promis. Pour avoir visionné plusieurs films-codes à leur sujet, je n'ignorais pas que je n'avais aucune clémence à attendre d'eux.
« Je vous apporte le salut et la paix », tentai-je de plaider en langue tchutchu.
L'un d'eux vint au-dessous de moi et me cracha sur les mollets.
« Ni salut ni paix pour blanc violeur d'inviolable, me lança-t-il. Le châtiment, la mort ! D'abord, le mariage des dieux. Après, la mort ! »
Que voulait-il dire par « mariage des dieux » ? Je n 'eus pas longtemps à attendre pour avoir la réponse : une troupe vociférante de femmes en transe sortit soudain d'une des grandes salles au toit de branchages érigées autour de la place. C'est alors que je les vis pour la première fois, au centre du groupe : une femme et un homme, jeunes tous les deux, très beaux, de peau blanche, vêtus de curieux tissus colorés drapés autour de leurs corps. Les cheveux de la femme, très longs, avaient été tressés et ornés de feuilles de valef rose, plante traditionnellement dévolue aux cérémonies nuptiales. Derrière eux marchait le houtchu, le sorcier, au corps entièrement recouvert de petits serpents verts vivants, symbole de son pouvoir. La femme m'aperçut, suspendu à la poutre comme un vulgaire gibier, et me désigna du doigt à son compagnon. Ils se dirigèrent vers moi, fendant la troupe des femmes en transe. L'homme m'adressa la parole en langue nafle :
« Que faites-vous ici ?
— Hello, ravi de vous rencontrer ! Je suis Spek Jennequin, de Noulonde. Je suis explorateur. J'étais à la poursuite d'un grand trill et j'ai involontairement franchi les limites du territoire tchutchu. Ils m'ont capturé. Et vous, qui êtes-vous ?
— De simples voyageurs qui se marient, me répondit-il. Mais peu importe, nous allons essayer de vous tirer de là... »
Par gestes, il ordonna au houtchu qu'on me libérât. A ma grande surprise, les Tchutchus s'exécutèrent et me délivrèrent de mon inconfortable position.
« Ils vont vous reconduire à la frontière de leur territoire, dit la femme.
— Mais ne pourrais-je pas au moins savoir à qui je dois d'avoir la vie sauve ? demandai-je, davantage par curiosité que par reconnaissance. (Les explorateurs sont très curieux de nature !)
— Il vaut mieux que vous en sachiez le moins possible », dit l'homme.
Il ajouta en riant :
« Nous désirons un mariage dans la plus stricte intimité ! »
Je n'eus pas le loisir d'en apprendre plus : une solide escorte de guerriers tchutchus m'encadra et me contraignit à amorcer la descente, par un jeu d'échelles rudimentaires, jusqu'au niveau de la forêt. Une journée de marche plus tard, j'étais de retour à mon campement sur la rive du fleuve Tams. Une foule de questions concernant cet étrange couple se bousculaient dans ma tête. Avaient-ils été matérialisés par mégarde dans cette forêt de Nouhenneland ? Et cette brusque apparition avait-elle tant impressionné les Tchutchus qu'ils les avaient pris pour des dieux ? Je n'arrivais pas à expliquer l'attitude déconcertante de cet homme et de cette femme : ils semblaient ne pas se soucier d'un éventuel retour à la civilisation et n'être préoccupés que par leur seul mariage. Avaient-ils donc l'intention absurde de passer tout le reste de leur vie en compagnie de cette tribu sauvage, au milieu de cette forêt hostile ?
Note additive du cardinal Molanaliphul :
Votre Sainteté, je me suis efforcé de classer ces témoignages dans un ordre chronologique. Ainsi, la version du jeune garçon d'Orange, outre la confirmation de l'identité orangienne de l'homme, corrobore celle de l'explorateur : ces tissus colorés drapant leurs corps ne sont autres que les étoffes qui servent à la confection des tapis légers et qui ont été dérobées à Phille. Votre dévoué F. M.